Issue du latin percipere, le terme perception désigne « l’acte de recueillir », recevoir et interpréter les informations sensorielles qui nous parviennent sous forme de stimuli externes. Malgré son aspect relatif, elle joue un rôle fondamental dans l’appréhension des objets présents dans l’environnement et influence nos émotions, nos réactions et surtout notre prise sur le monde.

 « Si je voulais traduire exactement l’expérience perceptive, je devrais dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois »

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception

En tant que notion complexe et multidimensionnelle, son intérêt se vérifie allègrement dans nombre de domaines de recherche : en philosophie, elle ne manque pas d’innerver les débats philosophiques, et ce depuis le doute méthodique de Descartes et les petites perceptions de Leibniz. Les fondateurs de la phénoménologie poussent la réflexion sur la perception jusqu’à la concevoir comme une expérience structurante qui permet de ressaisir le monde. C’est en ce sens que Maurice Merleau-Ponty étudie la présence réciproque du sujet et du monde en terme « d’organicité » (La Phénoménologie de la perception).

Pour Hegel, la perception est une forme de connaissance qui découle de la saisie sensible. Celle-ci se pose comme la première forme de connaissance. Elle nous donne accès aux choses telles qu’elles nous apparaissent, ce qui l’inscrit d’emblée dans le régime de l’immédiat et l’arrache, simultanément, à celui du médiat. Cependant, la saisie sensible est limitée. Elle ne nous permet pas de connaître les choses en elles-mêmes, mais seulement telles qu’elles nous sont données (Georg-Wilhelm-Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Paris, GF-Flammarion, 2012)

Dans cette même lignée, Henri Bergson semble penser les limites de la conscience humaine face à la complexité du processus perceptif. Pour lui, la matérialité de l’objet présuppose une connaissance préalable et présuppose conjointement l’intervention de l’intelligence comme la seule modalité offerte à la conscience lui permettant de configurer la réalité intrinsèque du monde et des objets.

S’inscrivant dans le domaine de la cognition, la perception se désigne aussi comme thématique de première importance dans les études linguistiques, artistiques et littéraires. Les phénomènes de la langue, saisis dans leur rapport aux objets du monde sensible, alimentent l’imagination des linguistes – notamment ceux les plus récents – et les amènent même à remettre en question une perception du savoir humain jugée stéréotypée et aseptisée. En linguistique du discours plus précisément, la perception est au cœur de l’acte communicatif dans le sens où la compréhension d’un message doit passer nécessairement par ces stimuli externes que reçoit l’entendement sous forme de parole, geste, écriture, etc. Pour prendre un cas éminemment illustratif, les théories cognitivo-pragmatiques qui mettent en perspective les enjeux relatifs à la pertinence (au sens que lui donnent Dan Sperber et Deirdre Wilson) se sont évertuées à démontrer que la perception résulte d’une interaction complexe entre le message linguistique et la dynamique inférentielle du récepteur (l’implicite, le sous-entendue et le présupposé.)

L’analyse du discours, comme autre domaine de la linguistique, accorde de l’importance à la perception relative au positionnement énonciatif et aux jeux de pouvoir/savoir qui s’établissent entre les instances interlocutrices.

Il en est de même avec la phonétique où l’étude de la perception des phonèmes et de la reconnaissance de la parole est essentielle pour comprendre les processus cognitifs mis en jeu dans la compréhension orale ainsi que dans la compréhension des intentions communicatives. Dans le même cadre, le domaine de la psycholinguistique explore opportunément les mécanismes cognitifs et neurologiques de la perception linguistique et en fait même le liminaire pour toute étude qui vise à explorer particulièrement le potentiel de subjectivité que recèle un quelconque énoncé. C’est également le cas de la sociolinguistique qui s’intéresse à la perception comme concept incontournable dans les recherches sur les variétés linguistiques. En effet, tout changement s’effectuant sur un plan purement linguistique gagne à être évalué dans sa portée sociale, culturelle, mais surtout cognitive, et ce en prenant la perception comme fondement de toute aperception.

De même, la complexité de la variation perceptuelle fait l’objet d’un intérêt particulier dans la sociologie cognitive qui s’intéresse aux diversités culturelles et aux effets socioculturels sous-jacents qui permettent la reconstruction sociétale, autrement, tout ce qui concerne la question de la race, le sexe, l’âge, le statut social et professionnel, etc. La perception se montre, somme toute, au cœur de bien des faits langagiers que déclinent diversement et pertinemment différentes branches affiliées aux sciences du langage.

Dans le domaine de l’enseignement et de l’apprentissage moderne, la question de la perception est retravaillée autrement. Dans la mise en pratique des nouvelles technologies de la communication et l’apport des neurosciences, le décentrement de la perception atteint non seulement les méthodes de l’enseignement mais également la manière dont l’apprenant reçoit le savoir. La capacité à ne pas faire confiance à nos premières perceptions est essentielle dans le processus d’apprentissage et de compréhension du monde environnant. Souvent, nos premières impressions et intuitions peuvent être trompeuses, nous conduisant vers des conclusions erronées ou des préjugés hâtifs. Lorsque nous nous contentons de suivre aveuglément nos premières perceptions, nous risquons de tomber dans le piège des illusions et des stéréotypes. C’est en prenant le temps de réfléchir, d’analyser et de réajuster nos perceptions que nous pouvons accéder à une compréhension plus profonde et nuancée de la réalité. Ce processus nous permet de remettre en question nos préjugés, de saisir les subtilités de situations complexes, et de développer une pensée critique. Finalement, la capacité d’amortir nos premières perceptions et de les soumettre à un examen rigoureux est un élément fondamental de l’apprentissage et du développement de la personnalité. Elle nous permet de suspendre nos impressions afin de pouvoir construire une vision plus précise et claire du monde qui nous entoure.

Mais quelle place peut-on accorder à la perception comme singularité humaine ? Dans un contexte où les médias, l’écran et le virtuel entraînent une dévalorisation de la lecture et des méthodes classiques de l’enseignement. La recherche du confort de l’apprenant en l’éloignant des supports écrits est ainsi encouragée et décriée à la fois. On constate donc de nos jours le désintérêt des apprenants pour la culture des livres et l’émergence de la culture de l’écran.

La notion de perception joue également un rôle fondamental dans la littérature en sa qualité de médiatrice entre l’individu et l’univers de la référence : la perception va au-delà de la simple réception sensorielle car elle surdétermine l’image mentale que nous nous faisons de l’objet perçu. Cette image, souvent modulée par notre propre subjectivité et nos schèmes figuratifs, façonne notre saisie de ce monde et en dicte la configuration. Cela dit, cette notion semble engager tous ceux qui contribuent à l’élaboration du texte et, par là même, à la construction de sa signification. En ce sens, le choix du point de vue narratif (première personne, troisième personne, narrateur omniscient, narrateur-personnage, etc.) traduit la possibilité de se doter d’un angle de vue différent générant forcément des interprétations différentes qui co-varient avec le prisme propre à chaque instance.  Un narrateur qui s’adonne à l’affabulation et la fiction ne fait qu’altérer les éléments constitutifs de l’histoire qu’il raconte, ce qui renvoie à un maniement hautement orienté de ce qu’il se propose de prendre comme canevas de sa diégèse. Aussi, la déformation de la perception peut-elle s’incarner sous forme d’un supplément symbolique qui vient se greffer sur les différentes articulations du texte. Les images métaphoriques et les symboles sont donc souvent déployés pour donner une signification plus profonde aux signes qui sémiotisent l’acte perceptif.

Dans la même perspective, l’ironie se reconnait comme procédé qui vérifie un cas de déformation subrepticement orchestrée et qui vise à re-présenter la réalité à l’aune de ses propres fibres perceptives. Se déclinant tour à tour en humour et en réflexion critique, elle se recommande mieux comme une récupération des impressions rétiniennes propres aux personnages. Ce cheminement déroutant de l’ironie confirme ce décalage entre ce que les personnages perçoivent et la réalité à proprement parler. Toutefois, indépendamment du genre d’écriture, le retour sur l’angle de perception et les modalités de sa réalisation dans le discours littéraire se veut un outil puissant et redoutable qui permet aux écrivains de créer des mondes imaginaires et vivants, d’explorer des thèmes profonds et d’engager émotionnellement leurs lecteurs en les invitant à voir le monde à travers le prisme – nécessairement déformant – des personnages et du narrateur.

L’exploration de la perception et de ses limites nous amène, par ailleurs, à considérer avec une attitude plus regardante les représentations de l’autre dans la littérature, un thème qui remonte à l’Antiquité avec les textes latins décrivant les barbares. Ce processus de perception de l’autre se reproduit, à quelques nuances près, dans la littérature de voyage du XVIIIe siècle, où d’éminents penseurs tels que Diderot, Montesquieu et Voltaire semblent accréditer des images assez stéréotypées des peuples étrangers. Parallèlement, la littérature de science-fiction et ses différents avatars tels que les dystopies et les uchronies nous invitent à réfléchir plus efficacement et plus sereinement sur notre manière de percevoir le monde en ménageant plus optimalement les différences liées au changement des angles de perception. Ces œuvres anticipant sur des futurs possibles, qu’ils soient utopiques ou dystopiques, partagent des visions qui s’investissent un peu trop dans la différence – quitte à se trouver parfois même dans la provocation – afin d’avertir son lectorat des conséquences potentiellement destructrices que recèlent d’éventuels types de perception astreignants et contraignants.

On est donc en droit d’affirmer que la littérature doit inciter à interroger la relation complexe entre perception et aperception, ou entre input et output, tout en favorisant une réflexion plus profonde sur la manière dont nous comprenons le monde qui nous entoure et la place que nous y occupons. A cet égard, les écrivains réalistes aspirent à une perception de la réalité qui se veut objective, mais il est essentiel de reconnaître que cette objectivité comporte toujours une part de subjectivité, car elle est façonnée par le choix de l’angle de vue et la focalisation sur certains aspects plutôt que d’autres. Là, la définition de la subjectivité comme réflexe consubstantiel à la perception est à chercher, non pas dans le contenu de ce qu’on dit, mais plutôt dans le choix de ce qu’on dit. C’est ainsi que dans Madame Bovary, les méfaits de la perception univoque se donnent à penser à travers le comportement d’Emma Bovary, héroïne scandaleusement pétrie par ses rêves et ses illusions et donc par l’univocité de son regard. Honoré de Balzac, dans Le Père Goriot, montre, lui aussi, comment la perception propre aux personnages est influencée par leur position sociale et leur milieu. Émile Zola, dans L’Assommoir, décrit de manière réaliste, et non sans un accent marxiste, les conditions de vie des ouvriers. Mais il laisse entrevoir parallèlement comment leur regard sur le monde se voit considérablement altérer par la pauvreté et l’alcoolisme.

Mais si pour les écrivains réalistes, la description de la réalité émane d’une vision omnisciente, les nouveaux romanciers (Beckett, Grillet, Pinget, Ollier et autres) entretiennent un rapport étrange avec le monde et les choses qui les entourent. Cela est dû à la prise en compte d’une altération qui pénètre la conscience perceptive et l’amène à s’ouvrir sur l’imperceptible, l’étrange et le confus. Face à cette altération qui s’offre comme coextensive à la notion de perception dans le champ de la littérature moderne, nous cherchons à développer les questions suivantes : Que nous apprend la complexité de la perception chez des romanciers comme Alain-Robbe Grillet, Beckett ou Sarraute, sinon une poussée jusqu’au fond de la pensée ? Saisir ce qui semble perceptible n’est-il pas encore une manière, pour l’écrivain, de vouloir habiter le réel sans vraiment l’atteindre, de miser sur la certitude et la détermination ? Le sens n’est-il pas en amont et en aval vecteur d’ambiguïté dans la mesure où il émane d’une perception toujours changeante ? Qu’est-ce qui justifie la dérobade de la perception, sinon un sens indémontrable, la présence dissimulant l’ultime aporie de l’être ?

Dans la mesure où la conscience perceptive dépend du domaine de l’intelligible, l’existence d’une réalité autre qui dépasse la réalité objective est également ce qui nous amène à repenser les limites du perceptible et d’interroger l’étrangeté de l’imperceptible en tant que vérité fuyante. C’est à cette complexité inhérente à la logique perceptive que se rattachent les travaux de cette journée scientifique.

Sollicitant une approche multidimensionnelle sur la question, cette journée cherche à réunir des spécialistes d’horizons théoriques différents autour d’une problématique dont l’intérêt s’affirme de jour en jour. Ça sera, de même, l’occasion d’établir des passerelles entre les divers domaines, ce qui mènera décidément à une compréhension interdisciplinaire plus approfondie de la notion de perception.


Cette journée d’étude se tiendra le 06 Mars 2024 à l’Institut supérieur des études appliquées aux humanités de Gafsa.

Nous invitons les chercheurs intéressés par cette problématique à nous envoyer leurs propositions de contribution (pour des communications de 20 minutes), en français, en anglais ou en arabe.

Les titres et les résumés des communications, d’environ une page, accompagnés d’une notice biographique et d’une demi-douzaine de mots clefs sont à envoyer par voie électronique avant le 05 Février 2024 conjointement à saberraddaoui@yahoo.fr & abrougui.mohamed.anis@gmail.com

Notification d’acceptation

14 Février 2024

Quelques pistes d’analyse

  • De la pluralité perceptive : mécaniques de la perception
  • Perception et représentation de soi, de son environnement, de son époque et du système régisseur dans l’art et la littérature.
  • La maîtrise du temps, passé, présent et futur, et de l’espace à travers la perception. 
  • La perception comme problème philosophique.
  • Perception et apprentissage, notamment les nouvelles technologies à l’épreuve de l’enseignement moderne.
  • Le rôle du corps et du sensible dans le mouvement perceptif
  • Perception et sciences cognitives.
  • Le rapport entre la linguistique et la perception.
  • Perception et psychologie expérimentale.
  • Construction perceptuelle∕ construction sociale
  • Sociologie de la perception
  • La perception animale.

Comité Scientifique

Ordre alphabétique des noms :

  • Hédia ABDELKEFI (Université de Tunis El Manar)
  • Houda BEN HAMMADI (Université de Carthage)
  • Nizar BEN SAAD (Université de Sousse)
  • Mohamed CHAGRAOUI (Université de Tunis El Manar)
  • Bruno CLEMENT (Université Paris 8)
  • Mokhtar FARHAT (Université de Gafsa)
  • Jean-Marie KOUAKOU (Université Houphouët Boigny)
  • Mustapha TRABELSI (Université de Sfax)

Comité organisateur

Ordre alphabétique des noms :

  • Mohamed Anis ABROUGUI (Université de Gafsa)
  • Noureddine AMEUR (Université de Gafsa)
  • Imed BELGACEM (Université de Gafsa)
  • Wajdi BELGACEM (Université de Gafsa)
  • Youssef BELGACEM (Université de Gafsa)
  • Dhya BEN ALAYA (Université de Gafsa)
  • Rym BEN TANFOUS (Université de Gafsa)
  • Monia BOUALI (Université de Gafsa)
  • Souad BOUHOUCH (Université de Gafsa)
  • Wijdène BOUSLAH (Université de Gafsa)
  • Najeh ELOUNI (Université de Gafsa)
  • Jamil GHOUAIDIA (Université de Gafsa)
  • Foued GHORBALI (Université de Gafsa)
  • Walid HAMDI (Université de Gafsa)
  • Najat KAHWESH (Université de Gafsa)
  • Hatem KRIMI (Université de Gafsa)
  • Ghada MAAMRIA-RADDAOUI (Université Paris sciences et lettres)
  • Neila MANAÏ (Université de Gafsa)
  • Salim MOUSSA (Université de Gafsa)
  • Saber RADDAOUI (Université de Gafsa)
  • Elissa REBAI (Université de Gafsa)
  • Béchir SAÏDI (Université de Gafsa)
  • Fatma SALAH (Université de Gafsa)

Bibliographie indicative

  • BLOCH B., CAMPAN V., JONGENEEL E., (dir), Art, regard, écoute : la perception à l’œuvre, Presses Universitaires de Vincennes, 2018.
  • CLEMENT F., et KAUFMANN L., (dir), La sociologie cognitive, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2019.
  • DELORME A., MICHELANGELO F., (dir), Perception et réalité, une introduction à la psychologie des perceptions, De Boeck, Bruxelles, Paris, Boucherville (Québec), 2003.
  • DESCARTES R., Méditations métaphysiques, Édition de Jean-Marie Beyssade, Michelle Beyssade, 2011.
  • dubois d., (dir), Catégorisation et cognition, de la perception au discours, Ed. Kimé, Paris, 1997.
  • GUIBAULT S., Voir, ne pas voir, faut voir : essais sur la perception et la non-perception des œuvres, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1993.
  • HEGEL G-W-F., Phénoménologie de l’Esprit, Paris, GF-Flammarion, 2012.
  • MARTIAL G., Quatre études sur la perception et sur Dieu, Aubier Montaigne, Paris, 1956.
  • Merleau-Ponty M.,
    • L’œil et l’esprit, Gallimard, Paris, 1964.
    • La prose du monde, Gallimard, Paris, 1969
    • Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1976.                            
    • Le visible et l’invisible, Gallimard, 1979.
  • NOIZET G., De la perception à la compréhension du langageun modèle psycholinguistique du locuteur, Presses universitaires de France, Paris, 1980.
  • NOWOTNA M., La Perception et la Forme. Comment traduit-on ? Paris, Classiques Garnier, coll. Translatio, 2021.
  • OULLET P., Voir et savoir, la perception des univers du discours, Balzac, Québec, 1992.
  • SIMON G., Archéologie de la vision, l’optique, le corps, la peinture, Seuil, Paris, 2003. VANIN-VERNA L., Voir et penser, de l’œil à l’esprit, Ellipses, Paris, 2008.