Dans son ouvrage à succès Sapiens, une brève histoire de l’humanité, Yuval Noah Harari différencie réalités objectives et réalités subjectives. Les premières s’imposent, que l’on y croie ou non, comme l’existence du soleil et de la lune, les secondes dépendent de la croyance d’un sujet à leur existence, n’existent que pour celui-là qui y croit, et disparaissent sitôt qu’il n’y croit plus, comme un fantôme que l’on voit nous visiter chaque soir. Cela dit, l’humanité se distingue du reste des espèces par l’importance qu’elle accorde aux réalités intersubjectives : existant car beaucoup y croient, et ne disparaissant pas lorsque des individus cessent d’y croire : l’état, la religion, l’institution du mariage, la valeur d’une pièce de monnaie, pour ne citer que ces exemples. Sur un plan pragmatique, ces réalités intersubjectives permettent aux membres de l’espèce sapiens de coopérer au-delà des limites des autres espèces : deux chiens qui n’ont pas vécu dans une même meute ne peuvent pas se faire confiance et coopérer comme le feraient deux hommes croyant appartenir à une même armée lors d’une guerre. Ils croient à l’armée, ils croient à l’état de guerre, notions qui n’ont aucune réalité objective, mais bel et bien intersubjective. Aucune autre espèce ne compte des individus capables de coopérer à un si haut point sans s’être jamais rencontrés auparavant.
Le lexique destiné à caractériser nos sentiments et émotions fait partie de cette catégorie de réalités qui n’ont d’existence que parce que nous y croyons. Le souci c’est qu’avec du recul, l’on constate que l’humanité n’a pas toujours pensé les sentiments et les émotions de la même manière au fil du temps : Dans les relations que nous concevons aujourd’hui comme relevant de l’amour, les grecs distinguaient Eros, Philia et Agape. Quoique relativement reprises, ces notions ne servent plus à nous guider pour caractériser nos amours et amitiés d’aujourd’hui. Il est intrigant de retrouver sur Internet des simplifications outrancières de ces notions représentées comme des « types d’amour ». En 2017, Ed Sheeran, dans sa chanson Shape of you, décide, non de parler de désir charnel dans son refrain, mais de dire « I’m in love with your body » (Je suis amoureux de ton corps).
Ainsi, certains sentent que de nos jours les productions aussi bien écrites qu’orales procèdent d’un appauvrissement lexical concernant les nuances subtiles entre sentiments. Un courant minimaliste mais aussi holiste tendrait ainsi à faire du mot « amour » le lien unissant la majorité des personnes en couple. D’autres, par contre, recensent les notions nouvellement créées pour suivre l’évolution complexe des relations humaines modernes et parlent d’enrichissement. Le journaliste Dan Savage n’a-t-il pas inventé le mot « monogamish » pour désigner une relation de couple qui permet d’avoir des relations sexuelles ailleurs ? On ne peut aimer qu’une seule personne à la fois sinon ce n’est plus de l’amour, et pourtant on entend parler de « poly-amoureux ». Les médias utilisent avec désinvolture des abréviations telles que PCRA pour dire « plan cul régulier affectif », expression qui sombre dans l’antithèse. Ces mots apportent-ils des nuances nouvelles dans notre façon de concevoir les liens humains ou bien s’agit-il d’un effet de mode limité dans le temps et peu partagé par les utilisateurs d’une langue donnée ?
Il serait facile de verser dans le lieu commun de la valorisation du passé par rapport au présent, pour dire qu’en plus d’un étiolement des valeurs, même les sentiments humains se perdent de nos jours. Il faut donc prouver, par des études comparatistes, entre des productions d’époques différentes, que cet appauvrissement lexical est réellement attesté, ou non. Pascal qui affirmait dans ses Pensées qu’on n’aimait pas une âme mais des qualités empruntées était-il vraiment plus subtil, plus précis, enfin de compte plus proche de la vérité et de la richesse des sentiments qu’un Paolo Coelho qui définit l’amour comme une « force sauvage » ?
Par la suite, il faut étudier les causes qui permettraient d’expliquer pourquoi, comme pour les couleurs, la majorité des personnes se contente d’un nombre limité de nuances. Par exemple, les pressions sociales ou éthiques : Un homme qui exprime son amour à une femme est mieux perçu qu’un autre qui lui témoignerait son désir ? Cela pourrait « faire exprimer » aux hommes plus d’amour que de désir. Les conséquences sont aussi à étudier, bien sûr, et parmi elles la plus grave : les mots nous aident-ils à mieux exprimer des sentiments complexes que nous ressentons en les classifiant de manière réfléchie ? Ou au contraire, les mots existants font-ils qu’un locuteur qui aurait pu exprimer un sentiment original, riche en nuances et en composantes, ne déploie plus d’efforts pour décrire son sentiment et se réfugie dans les cadres déjà préparés, et surtout celui de l’amour. Les réseaux sociaux en donnent le meilleur exemple avec les déclarations d’amour publiques qui se font ça et là. Les locuteurs sont pourtant lucides quant à la limite de ce mot, incapable de décrire au fond leurs sentiments, lorsqu’on entend parler de quelqu’un qui « aime à sa manière » ou qui « n’aime pas vraiment ». Ces expressions reviennent souvent quand un couple finit par se séparer. Le problème n’est-il pas dans la facilité même à se laisser dire qu’on aime au début d’une relation ? Pourrions-nous, comme le faisait Ibn Hazm dès le XIe siècle, dans son ouvrage Le collier de la colombe, distinguer des nuances dans ce qui nous attire chez un autre, et mieux encore, les déclarer dès le début ? Peut-on dire à quelqu’un qu’on ne l’aime pas, mais seulement que sa pensée nous obsède, et espérer une suite ? A trop vouloir l’amour, nous le feignons, et à force de le feindre, des couples se brisent sans cesse comme des vagues d’illusions sur la roche de la réalité. C’est ainsi que le titre qui peut sembler provocateur prend son sens : appauvrissement lexical, servitude culturelle, ou autre, l’amour est cause d’échec dans les relations humaines car il transfigure la réalité des sentiments et oblige, en quelque sorte, à être hypocrite et menteur pour que l’acte langagier d’expression des sentiments soit efficace. Nous payons cette efficacité à court terme par des échecs sur le long terme que les statistiques, les psychologues, et les thérapeutes de couples ne démentiraient pas.
Les axes de recherches concernent le lien entre l’utilisation actuelle du lexique amoureux et l’échec amoureux. Sans prétendre à l’exhaustivité, seront privilégiés les travaux portant sur les preuves de ce phénomène d’appauvrissement lexical, étude de ses causes, et de ses conséquences. Serions-nous les victimes d’une théorie romantique de l’amour élaborée au XIXe siècle ? Nous demeurons ouverts aux thèses à contre-courant posant comme richesse que l’on remplace le mot désir par le smiley d’une aubergine comme l’a signalé Gad El Maleh, dans son dernier spectacle avec Kev Adams, comparant les débuts de relations amoureuses entre deux générations. Il ne s’agit pas de glorifier un passé riche aux dépens d’un présent économe et pauvre en tout, à tout prix. Les corpus de recherche peuvent être des ouvrages de littérature, notamment de poésie, qui étudient la manière d’exprimer les sentiments entre deux époques, mais aussi des corpus communicationnels servant à des études linguistiques comme ceux des réseaux sociaux ou d’autres supports de publication sur Internet en général. Les moyens de recherche investissant des technologies comme le logiciel Tropes qui aident à quantifier efficacement les mots appartenant à un champ lexical particulier sont les bienvenus.